Historiographie de la bataille des Ardennes 1944/1945

La bataille des Ardennes est avec celle de Normandie l’une des pages de la Seconde Guerre mondiale qui génère le plus de littérature. Pourtant, quantité ne rime pas forcément avec qualité et exhaustivité. C’est bien ce que démontre son historiographie construite sur un cheminement similaire à celle des campagnes menées par les Alliées occidentaux contre le Troisième Reich et ses alliés. Une élaboration qui influe directement sur son contenu et qui nécessite plusieurs décennies pour voir les perceptions progressivement évoluer.

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Aux origines…

En effet, immédiatement après la fin de la guerre, les Alliés et les Américains en particulier, entreprennent un certain nombre d’initiatives qui structurent depuis l’historiographie officielle des opérations menées en Afrique du Nord, en Méditerranée, en Italie, à l’Ouest et en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale :

  • Rédaction de pamphlets commémoratifs pour les unités engagées (un bon nombre sont disponibles Lone Sentry)
  • Compilation de rapports d’après combat (After Action Reports chez les Américains, certains sont consultables sur Ike Skelton Combined Arms Research Library Digital Library) et d’analyses a posteriori (Dwight D. EISENHOWER signe ainsi Crusade in Europe)
  • Interviews de vétérans
  • Recueil des impressions et des analyses des responsables allemands capturés (Foreign Military Studies) dont la coordination est confiée à Franz HALDER (ces documents sont également en ligne sur Fold3 ou repris dans un certain nombre de compilations – )

Ce corpus documentaire fournit une première synthèse des sources et permet de pallier à l’absence des documents d’époque en raison de leur destruction. Cela est particulièrement vrai pour la vision allemande qui doit s’appuyer sur les souvenirs des protagonistes, les renseignements et documents saisis par les Alliés lors de leur avance. Le système ULTRA qui permet de décoder les messages allemands étant encore soumis au secret défense, l’ensemble des informations interceptées ne peut être alors divulgué, ni utilisé. C’est donc une véritable manne dont peuvent disposer les historiens !

Témoignages, mémoires et autobiographies viennent également compléter cette base dans les décennies qui suivent la fin du conflit pour apporter « leur part de vérité » jusqu’à ce que les vétérans disparaissent les uns après les autres.

Le temps des historiques officiels

Vient ensuite le temps des historiques officiels. Les Britanniques publient dès 1962 le premier volume de Victory in the West consacré à la bataille de Normandie, mais seulement en 1968 celui consacré au reste des opérations jusqu’à la fin de la guerre. Entre-temps, l’armée américaine qui fait également rédiger son histoire officielle durant la Seconde Guerre mondiale, publie le volume consacré à la bataille des Ardennes, coordonné par Hugh M. COLE, en 1965.

Aux côtés de ces versions officielles qui structurent la vision historique à partir du milieu des années 1960, plusieurs ouvrages paraissent également rédigés par des historiens plus ou moins liés à ces travaux. Stephan A. HART rédige ainsi en 1968 Montgomery and Colossal Cracks.

Le fils d’Eisenhower consolide la légende américaine

En 1969, le propre fils de Dwight D. EISENHOWER fait paraitre Bitter Woods, quelques mois avant la disparation de son père. Véritable plaidoyer pro domo en faveur du commandant-en-chef allié, cet ouvrage a un impact primordial dans l’historiographie. Il pose d’abord les bases de la surprise alliée qui s’appuie sur une erreur manifeste des services de renseignement. A noter qu’à l’époque, il ne peut encore développer d’explication liée à ULTRA. Son récit des opérations se concentre sur l’encerclement de la 106th US Infantry Division dans la Schnee Eifel, la percée de la Kampfgruppe Peiper, le saillant de Saint-Vith tenu par la 7th US Armored Division, Bastogne jusqu’à l’établissement du corridor de liaison par la 4th US Armored Division avec la garnison encerclée.

L’avance ultime de la 5. Panzer-Armee en direction de la Meuse est expédiée en quelques pages seulement, moins que le nombre consacré à la crise du commandement entre Américains et Britanniques au sujet de la subordination des 1st et 9th US Army à Bernard MONTGOMERY. L’évocation de l’opération Nordwind permet de souligner également les difficultés relationnelles avec Charles de GAULLE.

Les combats de fin décembre 1944 et de début janvier 1945 autour de Bastogne ainsi que la réduction du saillant sont à peine évoqués. Pourtant, ils trainent en longueur et sont particulièrement violents.

De façon très symbolique, l’auteur pose en conclusion la question suivante : « le commandement allié tira-t-il bien tout le parti possible de la faute commise par Hitler en sortant des fortifications de la Ligne Siegfried ? ». Sa réponse est assurément positive. Il conforte le temps pris pour nettoyer la Rhénanie et balaye explicitement les arguments de Winston CHURCHILL sur une avance qui aurait dû être plus rapide et plus profonde pour être en meilleure position face à l’URSS de Joseph STALINE. Le jugement porté à l’encontre du Premier ministre britannique est sans appel : « Churchill sera certainement plus connu dans l’Histoire pour son courage que pour la sûreté de ses jugements militaires », « l’exaltation causée par l’imminence de la défaite allemande semble avoir troublé son jugement ». Bref, circulez, il n’y a rien à voir, Dwight D. EISENHOWER a fait de son mieux avec des alliés pas toujours très maniables.

De nombreux ouvrages vont ensuite littéralement pomper leur inspiration dans ces pages. Celui de Michel HERUBEL, paru également en 1969, s’en inspire très largement.

Vers un récit plus global mais toujours aussi restrictif

Charles MacDONALD publie en 1984 son Battle of The Bulge. Davantage ciblé sur les aspects purement opérationnels et le rôle du soldat (il est lui-même un vétéran de la 2nd US Armored Division), il traduit bien les clefs de la réussite américaine et de l’échec allemand dans la course à la Meuse : résistance sur l’Our, blocage devant les Hautes Fagnes, neutralisation de la Kampfgruppe Peiper, errements devant Bastogne, neutralisation de la pointe avancée de la 2. Panzer-Division. En dépit de cette analyse plutôt réussie, son livre présente cependant un gros défaut. La réduction du saillant ne prend que quelques pages, à comparer aux centaines qui couvrent la période du 16 au 26 décembre 1944. Dans l’inconscient populaire, la vraie bataille des Ardennes s’arrête quand la 4th US Armored Division atteint Bastogne. Le mois qui suit n’est donc qu’accessoire…

Les années 1980 et 1990 voient l’apparition des albums largement illustrés. Jean-Paul PALLUD publie ainsi son Then and Now en 1986, traduit en français et adapté par les Editions Heimdal la même année. L’apport iconographique est impressionnant mais le texte et l’équilibre des événements restent assez fidèles aux ouvrages précédents, même s’il faut souligner la part relativement importante consacrées aux combats des derniers jours de décembre et de janvier 1945.

Une impressionnante liste de publications se constitue au fil des ans autour des combats de la 101st US Airborne Division à Bastogne et de la Kampfgruppe Peiper (on soulignera la série Duel in the Mist).

Antony BEEVOR s’y penche en 2016 (Ardennes 1944 : Hitler’s Last Gamble). En 2014, Peter CADDICK-ADAMS aborde à son tour le sujet. Dans un récit très littéraire, il en aborde toutes les facettes : politiques, logistiques, opérationnelles, humaines. Sa narration opérative reste cependant très classique et influencée par Georges MacDONALD. Le chapitre 39 « Punctuation Marks of History » contient son apport probablement le plus original et le plus important puisqu’il analyse le poids de la bataille dans l’après-guerre d’un point de vue mémoriel, opératique, politique et diplomatique.

Les numéros spéciaux ou hors-série des magazines restent dans une tendance similaire comme au temps des Militaria hors-série d’Yves BUFFETAUT illustrés par Jean RESTAYN ou plus récemment des Batailles & Blindés hors-série n°17 et n°18 repris depuis dans Ligne de Front hors-série n°37.

La lumière vient de Belgique

Il faut attendre le tout début des années 2000 et le récit construit par Henri CASTOR en cinq volumes pour bénéficier d’un point de vue qui englobe Allemands, Alliés et civils belges. Mieux encore, la période de début janvier 1945 est bien détaillée même si on sent que les sources disponibles assez facilement sont plus limitées.

Le flambeau est désormais repris par quelques auteurs belges dans les années 2010 au premier rang desquels Hugues WENKIN, Christian DUJARDIN, etc. Le Mook 1944 dont le premier numéro sort en 2019 promet de revisiter ces combats de la Libération.

Un récit qui reste global

Peu d’unités bénéficient d’une couverture historiographique de leur engagement dans les Ardennes. Comme pour la Normandie, cette approche ne concerne que quelques divisions et reste très inégalitaire. Elle dépend en fait de l’accessibilité des sources primaires et de plus en plus de l’iconographie disponible.

Les deux unités qui ont longtemps le privilège d’avoir plusieurs ouvrages qui leur sont dédiés dans cette bataille sont la 101st US Airborne Division et la 1. SS-Panzer-Division capitalisant respectivement sur Bastogne et la Kampfgruppe Peiper.

Les albums historiques concernant les principales divisions blindées allemandes (toujours les mêmes d’ailleurs) restent lacunaires concernant les événements après la bataille de Normandie. Les ouvrages parus chez Heimdal concernant la 1. SS-Panzer-Division, la 9. SS-Panzer-Division, la 12. SS-Panzer-Division et la 130. Panzer-Lehr-Division sont assez représentatifs de cette tendance. Herbert FÜRBRINGER propose néanmoins une approche plus détaillée et originale que la moyenne dans son étude consacrée à la Hohenstaufen. Concernant les autres divisions de l’ordre de bataille allemand, c’est le désert ou presque à l’exception de la 272. Volksgrenadier-Division (Victory Was Beyond Their Grasp).

Concernant les unités alliées, cette mode des monographies par division reste moins développée. Il faut quand même souligner le livre consacré à l’engagement de la 7th US Armored Division ou celui paru sur l’un des régiments de la 17th Airborne Division chez Histoire & Collections. Celui-ci, avec ses reconstituions et ses photographies d’objets d’époque arrive à compenser très intelligemment le manque de clichés originaux. De nuages et de feu (39/45 Magazine hors-série Historica n°93 et n°94) lève un voile sur les opérations aériennes, également très intenses malgré une saison qui limite par définition les interventions.

Le dernier saut ou Trois-Ponts, verrou de la bataille des Ardennes montrent pourtant l’intérêt de tels ouvrages spécialisés sortant des habituels lieux communs sur les combats de la seconde moitié de décembre 1944.

Roman national américain et portée géostratégique

Par son côté crépusculaire, imprévu et ses conditions climatiques éprouvantes (malgré le fait que la neige ne soit présente que pour la période pourtant la moins abordée), la bataille des Ardennes réunit tous les ingrédients pour capter l’attention du grand public. Auréolée de victoires considérées comme faciles du fait de sa supériorité matérielle et logistique, l’armée américaine tient avec la contre-offensive allemande son moment de vérité. Ses hommes montrent qu’ils sont capables de stopper l’adversaire avec leurs tripes et de se sacrifier. Ses chefs peuvent s’enorgueillir de prendre globalement de bonnes décisions d’un point organisationnel, opérationnel et tactique. La Wehrmacht bien que vaincue bénéficie d’une aura encore disproportionnée gagnée dans ses victoires époustouflantes au début du conflit mais surtout dans sa capacité de résistance et de réaction à partir de 1942. Avec les Ardennes, les Américains tiennent enfin leur « match » de référence… L’Armée rouge est prévenue !

Tout en respectant ce symbole mérité et chèrement gagné, l’historiographie de la bataille des Ardennes demeure encore loin d’être parfaite. Outre son déséquilibre entre la période du 16 au 26 décembre 1944 et celle après, elle doit également sortir des sentiers balisés laissés par la facilité d’accès aux sources et à l’iconographie. Il convient de différencier l’appréciation des combats à l’Ouest en 1944 et 1945 d’un point de vue opérationnel (purement militaire) d’un cadrage davantage géopolitique. Dans le premier cas, se positionner par rapport à la défaite du Troisième Reich reste cohérent et reflète la priorité opérationnelle de la grande majorité des responsables de l’époque souhaitant gagner le conflit tout en limitant le coût pour leurs propres troupes. Dans le second cas, s’y limiter n’a pas de sens. Parmi les dirigeants alliés, seul Joseph STALINE mène sa guerre en pensant à l’après, dans la continuité de ses décisions depuis la conclusion de son alliance avec le Troisième Reich. A la différence des responsables occidentaux, il ne s’embarrasse ni d’états d’âme, ni ne doit s’encombrer de compromis avec des alliés ou son opinion publique.

Dans tous les cas, à la question de savoir si moins d’errements alliés auraient pu éviter la Guerre froide, la réponse est non.

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