Un peu plus d’un an après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, Jean LOPEZ et Michel GOYA se livrent à un échange en forme de premier bilan, chacun dans leur style…
Présentation
Echange épistolaire entre deux vedettes médiatiques
En effet, pour ce bilan de la guerre d’Ukraine, Jean LOPEZ choisit un format déjà expérimenté avec Conduire la guerre, entretiens sur l’art opératif coécrit alors avec Benoist BIHAN. Fort de sa posture de commandeur et d’agitateur acquise grâce à ses ouvrages de référence sur les combats entre Soviétiques et Allemands durant la Seconde Guerre mondiale (Stalingrad, Koursk, Tcherkassy, Bagration, Berlin, Barbarossa) ainsi qu’au redoutable succès du magazine Science & Vie Guerres & Histoire, il prend un malin plaisir à questionner et interpeler ses interlocuteurs. Cela donne un échange épistolaire qui peut rappeller les longs échanges par plis et courriers interposés que pouvaient mener certaines célébrités dans le passé, avant l’irruption de l’internet, des courriers électroniques et des messageries instantanées.
Cependant, alors que dans Conduire la guerre, Jean LOPEZ et Benoist BIHAN semblent réellement débattre et échanger entre experts dans une sorte de partie de ping-pong, L’ours et le renard ressemble davantage à un plus classique jeu de questions / réponses entre un journaliste teinté d’historien et un expert habitué à s’adresser au grand public, Michel GOYA. Celui-ci est l’un des spécialistes militaires les plus en vue médiatiquement depuis déjà quelques années. Sa carrière au sein des armées, sa capacité d’analyse et ses facultés à rendre intelligibles ses propos par le plus grand en nombre en font un auteur apprécié de ses lecteurs.
Les deux auteurs n’hésitent pas à établir régulièrement des parallèles historiques, ceux de Jean LOPEZ renvoyant également indirectement à ses travaux et ses publications précédentes.
Le décor se met en place
L’introduction comprend un peu plus d’une quarantaine de pages et échappe à la règle de l’échange entre deux initiés pour poser le décor de ce qui se déclenche en Ukraine le 24 février 2022. Les lecteurs suivent ainsi la chute de l’URSS et l’émancipation des républiques associées avec un focus logiquement appuyé sur les relations entre la Russie et l’Ukraine. Chacun des deux pays prend une voie différente et le fossé se creuse progressivement au point d’atteindre un point de rupture qu’accélèrent les événements à partir de fin 2013 et la révolution du Maïdan.
Avec le premier “vrai” chapitre, consacré à l’évolution des deux armées avant l’invasion du 24 février 2022, débute l’échange de questions / remarques proposées par Jean LOPEZ suivies des réponses de Michel GOYA. Alors que le premier n’hésite pas à être un brin provoquant avec le style tranché qui le caractérise (et qui fait le succès des publications qu’il écrit et/ou dirige), le second se veut plus en rondeur, tout en pédagogie, cherchant à relier les faits aux uns aux autres. Chacun se trouve dans sa zone de confort. L’allégorie de l’ours et du renard sied aussi chez les auteurs comme le souligne l’ancien TDM (Troupes de marine) dans l’un de ses commentaires sur les réseaux sociaux à l’occasion de la sortie du livre.
Sur le fond, Michel GOYA souligne que, contrairement à ce que tout le monde imaginait, l’évolution positive constatée préalablement à 2014 de l’armée russe se ralentit tandis son adversaire ukrainien a travaillé et progressé depuis 2015 (page 84), voire a “tellement muté en silence que personne s’en est aperçu” (page 98). Cette évolution après de cuisants échecs et d’amères humiliations n’est pas sans rappeler, sans les contraintes limitatives du Traité de Versailles, le processus de remise à plat initié par la Reichswehr à l’issue de la Première Guerre mondiale.
L’histoire de cette métamorphose et l’identification des facteurs essentiels sera probablement l’un des points à creuser dans le futur, tout comme celui de l’élaboration et de la préparation du plan russe. Aujourd’hui, personne ne sait quand Vladimir POUTINE prend la décision d’invasion et quelles en sont les différentes étapes de préparation. Ce qui permettra également de statuer si le Président russe constate un échec dans sa stratégie de contournement de la guerre ou s’il se fait piéger par un plan d’opérations inadapté à la situation de son adversaire (voir sur ce sujet le travail de Dimitri MINIC).
L’analyse des deux armées ne s’arrête pas à ces premières pages et les auteurs y reviennent régulièrement, notamment quand il faut étudier l’impact des sanctions sur la technologie des armes russes depuis 2014, l’occidentalisation de l’artillerie ukrainienne, les tentatives de régénération des forces.
En lisant l’échange entre les deux auteurs, le lecteur mesure à quel points les perceptions des uns et des autres sont tronquées, que l’adage que le meilleur des plans ne résiste pas à l’épreuve du feu.
Pour faire une analogie historique, l’armée russe attaquant l’Ukraine en 2022, c’est sensiblement la surface de la France de mai 1940 attaquée par une Wehrmacht qui serait réduite à ses divisions blindées et ses deux divisions aéroportées, et appuyée par une fraction de la Luftwaffe.
Michel GOYA, L’ours et le renard, histoire immédiate de la guerre en Ukraine [Perrin, 2023], page 90.
Indirectement, une première ébauche de narration historique
Après avoir rappelé la situation des deux belligérants et de leurs armées, les auteurs déroulent ensuite progressivement la guerre de février 2022 à mi-mars 2023. L’approche n’est pas strictement chronologique, mais un peu quand même. Cela permet de commencer à ébaucher une histoire de ce conflit dans lequel se situent différentes séquences qui se suivent ou se recouvrent.
Il y a bien sûr l’assaut des premiers jours et l’avancée vers la capitale Kyïv qui, de grains de sable en échecs, finit par se figer, obligeant les troupes russes à un premier retrait massif du territoire ukrainien. L’ampleur et les répercussions, aussi bien sur le plan militaire que politique et diplomatique, de cette opération avortée apparaissent en filigrane. L’Ukraine gagne le droit de jouer une seconde manche.
Pour celles et ceux qui suivent compulsivement journalièrement le conflit à travers les réseaux sociaux, cette prise de recul est plus que bienvenue. Elle permet de se remémorer certains moments clefs et surtout de dégager, encore fois, des séquences pas forcément identifiables sur le moment.
On apprécie ainsi la notion d’une première puis d’une seconde bataille du Donbass, des différentes campagnes aériennes en fonction des objectifs visés, etc. Ce qui prend forme également à la lecture, ce sont les différentes phases de l’aide occidentale et la prise de conscience que la victoire de Kyïv doit tout aux Ukrainiens, mais que la stabilisation et la neutralisation des efforts offensifs russes à la fin du printemps 2022 doit beaucoup à l’arrivée de quelques systèmes d’armes assez rapidement fournis.
Guerre et confrontation, réservistes, miliciens, volontaires, sociétés privées…
Les deux camps possèdent le point commun de développer des ressources militaires en marge de l’armée traditionnelle. Il existe une véritable hétérogénéité à côté des troupes régulières : Azov, Wagner, Légion internationale, etc.
Avec assez de clarté, les deux dialoguistes parviennent à brosser un panorama assez compréhensible de la structure des forces ainsi engagées et de leurs évolutions en quelques mois de conflit. Il manque juste un ordre de bataille en annexe des forces, mais la disponibilité des sources en pleine guerre rend difficile une telle synthèse.
Egalement, la subtile différence entre les notions de guerre et de confrontation trouve ici une illustration particulièrement limpide (page 188).
Aperçu global d’un conflit
A la différence de récits historiques qui se concentrent quasi exclusivement sur la chronologie des opérations militaires, le dialogue des auteurs met aussi en avant régulièrement des questions de doctrine, logistiques, d’industrie de défense, de ciblage, de renseignement, de transmissions, de commandement, etc.
La question des missiles et des drones entre évidemment dans la discussion. Les pages qui sont consacrées à leur vitesse donc à leur temps de parcours, à leur profil de vol et à la façon de les détecter sont passionnantes et questionnent également sur l’aide immatérielle directe fournie par les Occidentaux en complément des systèmes de défense antiaérienne.
La cyberguerre est également évoquée, peut-être un peu plus brièvement.
Il n’empêche, lire L’ours et le renard permet de mieux saisir l’ensemble de ce qui vient de se passer mais aussi de regarder d’un autre œil ce qu’il continue de se passer en direct, même si le brouillard de la guerre, la déformation par la propagande et la censure dans les deux camps travestissent la réalité. Le livre se situe à mi-chemin entre celui d’Olivier KEMPF qui reprend se fils hebdomadaire Twitter des premiers mois de l’invasion et Ukraine, un an après, premières leçons et perspectives par Le Rubicon. Plus généraliste aussi que les volumes de War in Ukraine publiés par Helion.
Conclusion
Bref, les deux compères maîtrisent leur sujet, captent et analyses les informations disponibles (et les absences de certaines) pour fournir une analyse historique par nature partielle, avec probablement beaucoup d’éléments manquants et des approximations, mais qui peut structurer déjà l’historiographie de cette première année de cette nouvelle étape dans la guerre qui oppose Russie et Ukraine depuis 2014.
Une largeur de spectre d’étude qui peut servir de modèle à de nombreux auteurs trop enclins à se limiter à la seule narration d’une chronologie opérationnelle. La promesse de la quatrième de couverture est donc pleinement tenue !
Un format agréable à lire, vivifiant, qui conviendrait d’ailleurs parfaitement à une version audio !
Voir aussi…
Sommaire


Thèmes abordés
- Périodes : Ukraine 2013/…
Caractéristiques
- ISBN : 9782262105105
- Nombre de pages : 348
- Langue : Français
- Reliure : souple, collée
- Dimensions : 13,5 x 20 cm
- Prix conseillé France à la date de parution : 21 € TTC
Historique de la page
- Mise à jour : 29/05/2023