Dans une chorégraphie désormais assez bien huilée, Jean LOPEZ réunit en un ouvrage plusieurs contributions d’auteurs différents à son magazine Science & Vie Guerres & Histoire autour d’un même thème. En l’espèce, il s’agit de l’Armée rouge de 1918 à 1945. Un sujet qui se veut d’actualité en raison des débats qui font rage autour de son historiographie remise en lumière notamment par l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les références utilisées de part et d’autre à la Seconde Guerre mondiale…
Présentation
Un sous-titre percutant et qui résume tout !
Innovatrice, libératrice, prédatrice… Trois qualificatifs particulièrement bien trouvés pour caractériser les forces armées de l’URSS, héritières de celles des tsars et nées de la Révolution bolchévique. Et qui expliquent bien des débats autour d’elle. Hélas sans fin, car ces multiples facettes ne peuvent être dissociées des unes des autres.
Pendant longtemps, l’image de libératrice lui a collé à la peau en Europe de l’Ouest, et particulièrement en France, faisant oublier ses côtés plus sombres. La construction de cette historiographie, encore très prégnante, trouve sa source dans des considérations bien plus politiques qu’historiques qui font gommer les errements du Pacte germano-soviétique au début de la guerre et la mise en coupe réglée des territoires “libérés” en Europe de l’Est après. A la suite du retournement d’alliance consécutif à l’opération Barbarossa, l’URSS peut prétendre être du côté des vainqueurs du Bien contre le Mal, tout le monde ayant intérêt à faire oublier son rôle de marchepied du régime nazi et ses agressions territoriales qui débutent avec l’invasion de la Pologne concomitamment avec celles du Troisième Reich et de l’Italie fasciste.
Un trouble mémoriel parallèle entre l’Armée rouge et la Wehrmacht
Ce trouble de la mémoire, alors que les faits sont largement connus par ailleurs, va de pair avec celui qui étreint également son adversaire, la Wehrmacht. Pendant longtemps, son génie tactique est mis en avant, ses exploits opérationnels aussi vantés que le sens du sacrifice de la troupe dans la deuxième partie de la Seconde Guerre mondiale. Le tout en prenant bien soin de différencier les crimes nazis du reste de l’armée régulière.
Prédatrice bien sûr, car tout comme la Wehrmacht joue le rôle de bras armée du régime nazi, l’Armée rouge exécute également les sales besognes du pouvoir bolchévique puis soviétique. Que ce soit en termes d’agression des pays voisins, de mise au pas des nations conquises, de répression des oppositions, le tout avec une notion toute relative du prix de la vie humaine, valable également pour ses propres soldats.
Les biais de l’historiographie de ces deux armées ne concernent pas uniquement la question morale. Il en va de même pour les innovations technologiques et doctrinales. Pour caricaturer, l’Armée rouge tend à être qualifiée comme la championne des opérations dans la profondeur alors que la Wehrmacht domine tout le monde sur le plan tactique. Deux raccourcis qui s’ils n’en sont globalement pas complètement faux, n’en pas moins très restrictifs.
Bref, les faits, donc l’Histoire, sont loin d’être manichéens et il est enfin de temps d’introduire un peu de discernement et d’appréhender les sujets sur un plan très large. Et justement, Jean LOPEZ et son équipe proposent d’en découvrir un belle palette !
Eloge de la relativité
En effet, il n’est malheureusement par rare de lire et d’entendre des contempteurs du passé et du présent ne prendre les sujets que par un minuscule bout de la lorgnette. Les frustrations personnelles et l’idéologie prennent le pas sur la raison et l’analyse. Ainsi, dans les tensions géopolitiques qui opposent actuellement l’Occident à la Russie, certains n’hésitent ainsi pas à tresser les louanges de l’art opératif de l’actuelle armée de Moscou sur sa capacité en Ukraine à passer de l’offensive à la défensive (et inversement) alors que les Ukrainiens seraient handicapés par l’influence de l’OTAN et sa conception opérationnelle atrophiée dont les racines conceptuelles plongent dans les difficultés à battre l’armée allemande en Italie et à l’Ouest, notamment en Normandie. Ces excès, quand ils ne s’accompagnent pas d’outrances verbales sont aussi biaisées que celles consistant à dire que l’armée russe n’est qu’un ramassis de brutes sanguinaires et d’incompétents abreuvés de vodka.
Car dans ce bas monde, rien n’est parfait et la vérité d’un jour n’est pas forcément celle du lendemain en raison de tout un tas de facteurs qui font que celui qui parvient à gagner est finalement celui a réussi le mieux à s’adapter sans que cela présage des succès futurs à l’image de ce que connaît l’armée française entre 1918 et 1940.
Et cette compilation de travaux sur l’Armée rouge le montre bien.
Des origines à la Seconde Guerre mondiale
Pour bien comprendre l’origine de l’Armée rouge et ses évolutions, les auteurs n’hésitent pas à plonger au cœur de la révolution bolchévique, des combats qui s’en suivent, également contre les Occidentaux, ainsi que la Pologne. Le tournant des années 1910 à 1920 représente en effet une époque particulièrement instable et riche, tout comme en Allemagne, à l’opposé de ce qui se passe du côté des vainqueurs de la Première Guerre mondiale qui doivent “essentiellement” composer avec des problématiques économiques.
La première partie de l’ouvrage analysant sa naissance et ses premières années d’existence est donc passionnante. La narration des relations ambigües entre la Pologne et la Russie désormais bolchévique prend encore plus de relief depuis l’invasion de l’Ukraine que lors de la sortie initiale (en 2020) de ce dossier dans Science & Vie Guerres & Histoire.
Que ce soit sur ses limbes ou à l’intérieur de son territoire, la naissance de l’armée soviétique apparait ainsi dans toute sa souffrance. Josef STALINE apporte également grandement sa contribution aux malheurs de son armée, même si Jean LOPEZ prend bien soin de démontrer également les faiblesses d’un TOUKHATCHEVSKI trop peu intéressé des questions de formation et de montée en puissance de ses effectifs tout en étant inconséquent dans sa vision industrielle.
La Grande Guerre patriotique
Après la genèse, vient l’histoire de l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale qui occupe les deux tiers de l’ouvrage.
L’opération Barbarossa tient naturellement une bonne place. Les auteurs s’emploient à la synthèse pour illustrer le gigantisme de cet affrontement, la catastrophe que subit l’Armée rouge mais également ce qui fait sa force lui permettant de renverser la situation en s’appuyant également sur les insuffisances de son adversaire. Idem pour Stalingrad avec une vision plutôt large de la contre-offensive soviétique qui évoque le lien qui existe avec l’opération Mars contre le saillant allemand de Rjev.
Paradoxalement, la bataille de Koursk n’est évoquée qu’à travers un article sur les combats de Prokhorovka écrit par l’historien allemand Roman TÖPPEL auteur par ailleurs d’un ouvrage remarqué sur l’opération Zitadelle. Plus que de décrire les enchainements opérationnels au cœur de l’année 1943 que Jean LOPEZ démontrent très bien dans son livre consacré au sujet, le but est davantage de montrer comment l’historiographie peut être manipulée par la propagande.
L’opération Bagration permet de revenir sur le débat de qui a gagné la Seconde Guerre mondiale en Europe avec un parallèle avec l’opération Overlord. Evidemment, chaque camp apporte sa contribution qui ne peut être totalement isolée de l’autre.
La fin du conflit est rapidement évacuée avec la reprise d’un article sur la dernière offensive en Hongrie autour du Lac Balaton. Pas grand chose sur l’offensive Vistule-Oder mis à part un entrefilet dans le chapitre réservé à la Deuxième Armée de Chars de la Garde, peu sur les derniers mois, hormis le Lac Balaton, où la dimension politique est omniprésente pour s’assurer de la mainmise sur l’Europe de l’Est en profitant des difficultés alliés dans sa progression de l’automne 1944 et de la contre-offensive allemande des Ardennes.
Un patchwork de thèmes
Le dernier tiers du livre sur concentre sur quelques thèmes très vastes qui permettent de balayer le sujet de l’aviation soviétique, des troupes aéroportées ou des actions amphibies (et il y en a eu quelques unes !). Si les exactions dont s’est rendue coupable l’Armée rouge en Pologne (voir First to Fight, The Polish War qui établit un véritable parallèle entre les crimes allemands et soviétiques en 1939/1941) ne sont pas trop mises en avant, la rudesse des soldats soviétiques, les pillages et les viols sont évoqués au travers de l’interview d’un vétéran parachutiste.
La seule difficulté de lecture réside d’ailleurs peut-être dans cette alternance de formats dont la conception est faite d’abord pour un magazine. On peut lire ainsi des sujets particulièrement dramatiques et graves dans une forme qui se veut légère et un moment de détente. D’où l’importance d’aborder ce livre avec un minimum de concentration pour en saisir toutes les subtilités. Certains paragraphes ou morceaux méritent même de s’y reprendre à deux fois pour bien intégrer les détails.
Conclusion
Si reproduire des textes déjà publiés peut sembler assez facile, en composer une articulation homogène à partir de textes initialement écrits dans des formats très différents reste un pari particulièrement osé.
Jean LOPEZ s’en tire plutôt très bien, grâce notamment à des contributions inédites et complémentaires qui permettent de globalement boucher les trous. Mais contrairement aux apparences et à d’autres de ses ouvrages, le lecteur doit cependant bien prendre soin de lire page après page, chapitre après chapitre pour ne pas passer à côté de cet aspect global qui fait l’originalité du livre et de passer à côté de son ambition de proposer “le portrait (…) sans aucun doute le plus respectueux de l’Histoire”.
Le format particulièrement qualitatif (papier, reliure), les illustrations (clichés en pleine page, infographie) permettent d’ouvrir des sujets complexes au plus grand nombre. De quoi donner envie de se plonger (ou de replonger) dans les multiples ouvrages de Jean LOPEZ, qui, malheureusement pour certains, prennent un petit coup de vieux sur la forme.
Ce livre s’adresse bien entendu à tous les amateurs du XXème siècle, de la Seconde Guerre mondiale et de l’histoire militaire. Le format se digère bien mieux que les pavés d’un David GLANTZ par exemple, particulièrement fouillés, mais particulièrement austères et difficiles d’accès mis à part pour les passionnés (et encore). Les lecteurs assidus de Science & Vie Guerres & Histoire peuvent néanmoins légitimement se poser la question de l’achat d’un tel livre qui s’appuie d’abord sur une compilation de textes déjà parus. Ils passeraient cependant à côté des quelques inédits mais également de ce côté “somme” que ne donne pas une lecture étalée sur plusieurs années au milieu d’autres sujets.
Payer 35 € peut sembler assez cher pour relire du contenu déjà acheté par ailleurs. Mais franchement, j’ai repris beaucoup de plaisir à relire certains textes, ce qui n’arrive pas tous les jours !
Sommaire



Caractéristiques
- ISBN : 9782262103194
- Nombre de pages : 400
- Langue : Français
- Couverture : rigide cartonnée sous jaquette
- Reliure : cousue
- Dimensions : 22,5 x 28 cm
- Prix conseillé France à la date de parution : 35€
Historique de la page
- Création : 12/11/2023