D’apparence technique, épais, dense, pointu, ce livre pourrait rebuter de nombreux lecteurs, pourtant passionnés du domaine maritime ou tout simplement de la chose militaire. Ce serait une erreur, tant les auteurs, François-Olivier CORMAN et Thibault LAVERNHE font preuve de pédagogie et apportent un contenu accessible en bien des points.
Présentation
Un podcast en guise d’introduction !
Pour commencer, rien de mieux qu’écouter le podcast d’Alexandre JUBELIN enregistré pour l’IRSEM avec les auteurs du livre (Thibault LAVERNHE et François-Olivier CORMAN) pour se préparer à s’immerger tout en douceur, même pour les moins initiés à la tactique navale.
Sujet original
Les auteurs ont raison de le souligner. La tactique navale a depuis longtemps déserté les publications francophones. Seuls quelques auteurs se sont encore intéressés au domaine maritime, mais essentiellement dans sa dimension stratégique comme Hervé COUTEAU-BEGARIE ou Joseph HENROTIN. De quoi laisser penser que la France n’a finalement que peu d’intérêts maritimes ou que personne ne viendra les menacer…
Si les ouvrages de géopolitique et de stratégie maritime se multiplient pour tenter d’analyser les soubresauts du monde, rares sont ceux qui osent s’aventurer dans le domaine de l’emploi des forces navales au combat.
François-Olivier CORMAN & Thibault LAVERNHE, Vaincre en mer au XXIe siècle, la tactique au cinquième âge du combat naval, page 15.
Peu d’études traitent également de tactique pure. Si beaucoup s’intéressent davantage à la stratégie et à l’opératif, il ne faut pas oublier que cette dimension reste essentielle, “bref, la tactique est l’art des batailles (…), l’ensemble des méthodes permettant d’employer des forces pour frapper et vaincre un adversaire” (page 19). Ayant pris soin de préciser ce qu’est généralement la tactique, et plus précisément dans le domaine maritime, les auteurs tiennent également à dire ce que le livre n’est pas. Par précaution salutaire, ils insistent également que “la mer mérite sa propre tactique et ne saurait voir ses principes frelatés par transposition dans des circonstances inadaptées” (page 22).
Sujet brûlant
Le constat posé par l’amiral VANDIER dans les premières lignes de ses deux pages de préface montre à quel point les trois décennies qui suivent la fin de la Guerre froide et qui voient la multiplication de conflits asymétriques au nom de la lutte contre le terrorisme islamique ont biaisé les esprits occidentaux et français notamment.
A la fin de la décennie 90, l’hypothèse du combat naval avait largement déserté les esprits, au point que la France avait même stoppé le programme de nouveau missile antinavire au motif qu’à l’avenir la probabilité de son emploi était extrêmement faible.
Pierre VANDIER, Préface de Vaincre sur mer au XXIe siècle, page 13.
Alors que la Chine se lance dans une course de fond à la puissance navale, avec pour ligne de mire la reconquête de Taïwan, qui peut rappeler celle du Japon durant l’Entre-deux-guerres ou celle de l’URSS au cours de la Guerre froide (voir LOS ! hors-série n°32), l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie à partir du 24 février 2022 agit comme un électrochoc généralisé. Les rivalités et les conflits entre flottes majeures n’est plus une improbabilité. Il ne faut cependant pas oublier le risque toujours présent de “menace désétatisée” et “l’émergence de nouveaux champs de conflictualités” (page 23).
Bercés par l’image de suprématie qualitative, nombre d’Occidentaux peuvent penser que la réponse aux défis actuels et à venir soit d’ordre technologique. Or, le risque est grand “de confondre la guerre avec ses outils et de suggérer que la réponse à un problème militaire est avant tout d’ordre technologique” (page 16).
L’école de l’Histoire
Pour introduire leur propos et fournir au lecteur quelques références, les auteurs choisissent de s’appuyer sur trois exemples historiques :
- Les affrontements entre la flotte britannique et française commandée par SUFFREN aux Indes en 1782/1973 (illustrant l’âge de la marine à voile)
- Le raid français sur Koh-Chang en janvier 1941 (représentatif de l’âge du canon et de la torpille)
- Les Malouines en 1982 (caractéristique de l’ère des missiles) – de loin l’exemple le plus développé
Dans ce trio, il manque étonnamment un exemple de l’ère de l’avion étant entendu que la doctrine de l’âge des galères parait en effet trop limitée pour appuyer les propos du livre.
Ces exemples possèdent cependant de nombreux points communs et montrent que si le rapport à l’espace et au temps s’est considérablement compressé en deux siècles, sa nature ne change pas (page 70). Dans une logique très clausewitzienne, les auteurs insistent également sur le brouillard de la guerre et des frictions, notions toujours aussi présentes : “il n’y a jamais assez de senseurs et le commandant tactique a toujours besoin de plus de renseignements” (page 80).
Quelques saines bases théoriques
A travers ses chapitres “tactique navale dans son contexte”, “tactique navale et technologie”, “principe de tactique navale”, le livre fournit à ses lectures un véritable bréviaire pour comprendre et entrer dans l’histoire de la lutte en mer.
Les grilles de lecture et définitions proposées et appliquées au domaine marin sont particulièrement appréciables parfois accompagnées d’un tableau de synthèse, toujours utile pour s’y référer à plusieurs reprises dans le futur :
- Niveaux de la guerre (politique, stratégique, opératif, tactique)
- Acteurs basés en mer (capital ships, croiseurs, flottilles, soutien, acteurs connexes), à terre (aviation navale, forces spéciales mer, “forts”), dans l’espace
- Domaines de lutte (défense antiaérienne, lutte anti-surface, lutte anti-sous-marine, guerre des mines, guerre électronique et acoustique, projection de puissance, projection de forces amphibies, guerre informationnelle)
- Trilogie tactique navale Scouting – Firepower – C2 (à rapprocher de la boucle OODA dans le domaine aérien)
- Le point culminant
- Le centre de gravité
- Concentrer, masser et disperser les forces, la force ou les efforts
- Effets pouvant être produits dans le combat naval (bloquer, contraindre, contenir, contrôler, couvrir, leurrer, défaire, défendre, freiner, interdire, détruire, neutraliser, capturer, dissuader, harceler, déstabiliser, détourner, fixer, isoler, sécuriser)
Plus loin dans la lecture de l’ouvrage, bien que cela ne concerne pas spécifiquement le domaine de la mer, les auteurs proposent un utile tableau assez éclectique de penseurs, d’acteurs ou d’organisations, avec une synthèse en quelques termes des principes mis en œuvre (Sun Tzu, Napoléon, Clausewitz, Jomini, Mahan, Staline, Corbett, Foch, Nimitz, Fuller, Liddel Hart, Mao, Giap, Montgomery, US Army FM 100-5, Hayward, Labouérie, armées britanniques au XXIème siècle, opérations maritimes de l’OTAN au XXIème siècle). Les auteurs transcrivent également un extrait d’un ouvrage de Hugues WAYNE qui liste les vérités intemporelles du combat terrestre et leur applicabilité (ou non) au combat naval, et si oui, comment.
Une saine lecture pour un public diversifié
Outre les professionnels de la marine militaire et de ses penseurs associés, ce livre peut non seulement convenir à un plus large public, mais doit également se tenir en bonne place de la bibliothèque de plusieurs publics.
Les amateurs d’histoire militaire y trouvent ainsi un corpus structuré qui solidifie l’approche et surtout fournit des clefs de compréhension des opérations navales qui permettent d’aller bien plus loin que la seule lecture chronologique et contemplatives des combats. Les multiples encarts à vocation historique, y compris sur des batailles bien connues, montrent à quel point la maitrise d’un certain nombre de concepts permet de donner du corps et de l’intérêt à un réct. Compiler des sources secondaires et agrémenter le texte de quelques illustrations, aussi soignées soient-elles, sans mise en perspective et prise de hauteur procure une lecture souvent fade et beaucoup de répétitions. Dans le domaine de prédilection qui est le nôtre, plusieurs plongées dans des épisodes historiques en bonifient ainsi leur connaissance :
- Malouines 1982
- Koh-Chang 1941 (voir aussi LOS ! n°55)
- Opération Morvarid 1980 (guerre Iran/Irak)
- Jutland 1916
- Norvège 1940
- Tsushima 1905 (voir aussi LOS ! n°38)
- Mer de Corail 1942 (voir Les grande batailles navales et aéronavales de la guerre du Pacifique)
- Midway 1942
- Leyte 1944
- Opération Praying Mantis 1988 (intervention américaine durant la guerre Iran/Irak)
- Lattaquié 1973 (guerre du Kippour)
- Baltim (Damiette) 1973 (guerre du Kippour)
- Savo 1942
De nombreux exemples concernent également l’ère de la marine à voile. En fait, rares sont les pages qui ne possèdent pas une référence historique !
Les personnes en responsabilité de business, d’équipes, de projets technologiques (en lien ou pas avec des armements) peuvent également trouver une matière à réflexion, bien plus consistante que les mièvreries répétées inlassablement dans des ouvrages de management écrits par des auteurs sans expérience du sujet. Le livre aborde en effet beaucoup de notions sur la conduite du changement, l’innovation, l’appropriation des outils par les équipes, la gestion des priorités et des flux d’information, la prise de décision, le développement des capacités organisationnelles qui sont des sujets que tout manager (d’équipe, de business, de projet) rencontre inlassablement sans forcément entrevoir les concepts que cela sous-tend.
Sur le management pur, les questions du caractère de l’impétrant commandant et de la notion de prise de risques peuvent sembler à contre-courant de tendances actuelles. Un bon chef n’est pas forcément un bon camarade de chambrée et l’audace génère inévitablement une prise de risque (pages 545 à 563).
On appréciera tout particulièrement le sous-chapitre “quels facteurs de supériorité pour vaincre en mer au XXIe siècle” dans celui consacré aux tendances de la tactique navale. En effet, il établit une liste qui dépasse très largement le seul domaine des moyens matériels et techniques :
- Faire sauter les freins mentaux sans sacrifier les moyens à la fin
- Concilier décentralisation et centralisation, l’enjeu de la confiance
- Garder les “pieds sur mer”, l’enjeu du pragmatisme
- L’homme au centre, l’enjeu de l’intelligence
Les chapitres planifier et conduire l’action, doctrine – entraînement – forces morales, leadership tactique en mer font appel à des notions dont toute personne en responsabilité peut s’inspirer pour alimenter ses propres réflexions. En entreprise, on parle davantage de processus, de standards et de formation, de capacités organisationnelles et bien sûr de leadership. Mais des parallèles surgissent inévitablement.
L’analyse des conséquences de la multiplication des capteurs d’information, de la robotique, de la recherche de la suprématie technologique est tout simplement captivante. Bien loin de reléguer l’homme au simple rôle de supplétif, les auteurs soulignent combien ces évolutions sont finalement bien plus exigeantes pour les êtres humains, quel que soit le poste occupé et la mission à réaliser.
Et le wargame ?
Plus anecdotique compte tenu de la place que les auteurs lui réservent, quelques pages seulement (505 à 509), le sujet du wargame n’en reste pas moins présent quelle que soit sa finalité (pédagogique, analytique, expérimentale).
Au cinquième âge du combat naval, les avantages du wargame tactique […] n’ont pas pris une ride […] sa pratique est un puissant levier pour entretenir “le muscle décisionnel”, tester des options et apprivoiser de nouveaux concepts.
Thibault LAVERNHE & François-Olivier CORMAN, Préface de Vaincre sur mer au XXIe siècle, page 509.
Conclusion
La dernière page refermée permet de confirmer l’ambition initiale des auteurs. Si l’ouvrage touche en premier le marin, il s’adresse en effet “à un public bien plus large – marins civiles, ingénieurs, universitaires, historiens, passionnés et autres ship lovers, et, au-delà, à tout lecteur intéressé par le fait maritime et naval”.
Certains paragraphes peuvent paraître plus techniques et abstraits pour les non acteurs du monde marin ou les lecteurs dont les connaissances mathématiques, statistiques et physiques s’avèrent plus nébuleuses ou lointaines.
La conclusion, actualité oblige, ne fournit pas une synthèse résumée de toutes les notions abordées dans le livre, mais se concentre sur l’analyse du volet naval de l’invasion russe de l’Ukraine de 2022. Il faut cependant capter le cri d’alarme lancé dans les toutes dernières lignes et le rappel de l’importance du facteur humain.
Bref, une lecture chaudement conseillée et urgente compte tenu du temps de latence nécessaire pour incrémenter tout changement, dans le domaine naval encore plus que tout autre…

Voir aussi…
Sommaire
- Préface de l’amiral Pierre VANDIER
- Introduction
- Appareillage
- De quoi s’agit-il ? La tactique navale dans son contexte
- La fin et les moyens : tactique navale et technologie
- Quelques amers : les principes de la tactique navale
- Quelques corrections de cap : les tendances de la tactique navale
- Dans le chaudron du combat : planifier et conduire l’action tactique navale
- Les membrures de la victoire : doctrine, entraînement et forces morales
- Commander : le leadership tactique en mer
- Conclusion
- Bibliographie
- Remerciements





Thèmes abordés
- Périodes : Première Guerre mondiale 1914/1918, Seconde Guerre mondiale 1939/1945, Guerre froide 1945/1989, Kippour 1973, Iran/Irak 1980/1988, Malouines Falklands 1982, Ukraine 2022/…
- Batailles : Malouines 1982, Koh-Chang 1941, Opération Morvarid 1980, Jutland 1916, Norvège 1940, Tsushima 1905, Mer de Corail 1942, Midway 1942, Leyte 1944, Opération Praying Mantis 1988, Lattaquié 1973, Baltim 1973, Savo 1942
- Art de la guerre, de la tactique à la stratégie
Caractéristiques
- ISBN : 9782382844717
- Nombre de pages : 638
- Langue : Français
- Reliure : souple, collée
- Dimensions : 16 x 24 cm
- Prix conseillé France à la date de parution : 31 € TTC
Historique de la page
- 05/05/2023 : mise à jour