Le résultat des recherches et de la thèse menées par Dimitri MINIC à propos de la pensée et de la culture stratégiques russes prennent un relief tout particulier suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie à partir du 24 février 2022… Alors que le conflit qui germe depuis la révolution du Maïdan en 2013 semble lointain et plutôt un chef d’œuvre d’approche indirecte aboutissant notamment à l’annexion de la Crimée en 2014, le conflit de haute intensité qui en découle désormais semble remettre en cause une approche russe érigée en modèle depuis quelques années…
Présentation
Un podcast en guise d’introduction !
Avant de plonger dans ce livre épais, à l’écriture travaillée mais toujours accessible, les lecteurs doivent absolument écouter le podcast enregistré entre Alexandre JUBELIN et l’auteur pour le compte du Collimateur de l’IRSEM. La découverte n’en sera que plus aisée, et le plaisir de lecture décuplé, surtout pour ceux qui ne sont pas forcément experts du sujet et du thème.
Forme
De prime abord, le livre présente un aspect quelque peu massif avec plus de six cent pages bien compactes. Le corps du texte n’en représente cependant qu’un peu moins des deux tiers. En effet, de façon très académique, l’auteur recense l’ensemble de ses sources avec un très intéressant tableau biographiques des auteurs sur lesquels il s’appuie, sans parler de l’outil classique que sont l’index ou la présentation des organismes de recherche russes dont il est fait mention.
Le lecteur a cependant tout intérêt à parcourir ces annexes et à ne pas refermer le livre à l’issue de la conclusion, car elles apportent de nombreuses et intéressantes précisions. Anecdotiques, mais cependant capital pour comprendre les phantasmes qui peuvent habiter l’imaginaire de la pensée militaire russe, quelques pages (annexe III) décortiquent des exemples de faux documents et discours à l’instar d’une pseudo-réunion entre Bill CLINTON et ses généraux, le pseudo-plan Dulles, la théorie du “milliard d’or” – pseudo-plan de réduction artificielle des pays non-occidentaux au profit des pays occidentaux, etc. A l’époque des “fake news”, rumeurs manipulatrices et phantasmes collectifs sur nombre sujets, en prendre conscience est plutôt salutaire.
Biais culturels
L’identification des cadres cognitifs des théoriciens militaires russes et de leur impact sur la théorisation de la lutte armée est également centrale : quelles sont les croyances, les représentations, les idées anciennes et nouvelles qui “enserrent” leur pensée et leur raisonnement ?
Dimitri MINIC, Pensée et culture stratégiques russes, du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, page 29.
En effet, l’héritage soviétique parait ainsi toujours vivace et bien ancrée (“une remarquable continuité”), même plus de trente ans après la chute de l’URSS, y compris dans ses travers. Malgré des changements de définition de la guerre et des redéfinitions de doctrine, des biais persistent à sévir, notamment ceux visant à considérer l’Occident à vouloir insidieusement et systématiquement nuire au pays, quitte à ourdir des plans plus farfelus les uns que les autres.
La lutte idéologique en temps de paix est jugée par les rédacteurs soviétiques comme inacceptable et déloyale (contrairement à celle en temps de guerre), typique de la perfidie des “impérialistes” qui cherchent à affaiblir “les pays du socialisme”.
Dimitri MINIC, Pensée et culture stratégiques russes, du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, page 37.
Sur le fond, cette connotation péjorative s’estompe au début des années 2000 et la “lutte informationnelle (…) s’exprime de deux façons qui ne s’excluent pas : soit comme un soutien direct aux actions de combat (tromperie militaire et attaques technico-informatiques), soit comme tromperie non militaire pendant la lutte armée, ou en prévision de cette dernière, via une “préparation psychologico-informationnelles” (page 45). Le concept s’approfondit rapidement pour intégrer “l’importance de “l’impact psycholigco-informationnel” pour “déstabiliser” la politique intérieure, “saper” la souveraineté et “violer” l’intégrité territoriale des Etats” (page 49). “Dans cet ensemble, le cyberespace est aussi vu comme un moyen de subversion massive, à travers lequel la psyché est également visée” (page 57).
Le développement des armes cognitives à partir de 2014 et leur intégration dans la littérature russe ne peuvent que renvoyer à de nombreuses opérations et tentatives qui émergent depuis, entre influer sur les opinions publiques en vue de peser sur des élections ou pour orienter des mouvements de soutien.
Au cœur de la psyché actuelle du pouvoir russe
L’introduction puis le premier chapitre ( le contournement de la lutte armée : théorie et doctrine) proposent un panorama à peu près complet du sujet. Le lecteur particulièrement pressé peut stopper ici. Car les chapitres suivants servent finalement principalement à approfondir les concepts déjà évoqués.
Dimitri MINIC approfondit ensuite quelques thèmes piliers de la pensée russe qui motivent ses actions :
- Le changement progressif de la notion de guerre qui ne devient plus uniquement un seul affrontement des forces armées
- Le sentiment que toutes les actions de l’Occident visent à détruire la Russie, y compris par l’avilissement de ses valeurs traditionnelles, et un processus de victimisation endémique
- Un mélange d’attraction et de répulsion des modes opératoires occidentaux
- Le refus devenu quasi systémique de la lutte armée officielle
Quid de “l’opération militaire spéciale” ?
L’invasion massive de l’Ukraine du 24 février 2022 marque une rupture dans le mode opératoire employé par la Russie depuis plusieurs années. Si les raisons qui conduisent à l’opération militaire spéciale restent cohérentes avec le sentiment obsessionnel d’être menacé, une attaque armée aussi massive avec un procédé de concentration des forces aux frontières sous couvert de manœuvres marque une rupture franche.
Même s’il est évident que le plan initial ne fonctionne pas comme prévu et que l’attaque repose sur de nombreuses appréciations erronées, voire viciées, le procédé tranche avec une attitude plutôt prudente et par proxy interposé jusque là.
De la théorie à la pratique
Le dernier chapitre cherche donc à faire le lien entre l’évolution de la pensée militaire russe et la décision d’envahir le reste de l’Ukraine à partir du 24 février 2022.
La question est de savoir si l’assaut russe résulte d’un sentiment finalement d’échec des opérations entreprises en Ukraine depuis 2014, ou si la façon dont est conçue la manœuvre russe repose sur une volonté de contourner la lutte armée qui aboutit finalement à l’inverse. Vaste débat qui animera très probablement des générations d’historiens !
C’est probablement ainsi, à savoir comme la conclusion malheureuse de l’échec de la stratégie indirecte russe en Ukraine, qu’il faut analyser la décision de lancer “l’opération militaire spéciale”, davantage que comme un épilogue armé prévu dans un plan de guerre indirecte se déroulant sur plus de dix ans.
Dimitri MINIC, Pensée et culture stratégiques russes, du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, pages 365 et 366.
Conclusion
Assurément, le livre de Dimitri MINIC propose une approche originale en analysant les sources ouvertes disponibles à profusion pour décortiquer les évolutions de la pensée et de la culture russes. Un tel exercice, vivifiant dans le contexte d’invasion de l’Ukraine et plus globalement depuis les épisodes de 2013, procure également un bel exemple de recherche. A titre de comparaison, bien peu d’auteurs se livrent à un tel exercice pour analyser l’évolution de la pensée française, allemande ou britannique, durant l’Entre-deux-guerres, préférant se contenter de reprendre quelques antennes mise en avant souvent a posteriori par certains acteurs eux-mêmes dans leurs mémoires d’après-guerre. On peut ainsi penser à Heinz GUDERIAN ou Charles de GAULLE qui cherchent à se présenter comme les principaux, voire les seuls, penseurs de la révolution de l’arme blindée. L’historiographie reprend ainsi assez complaisamment leurs écrits dont le but est avant tout de graver dans les mémoires “leurs vérités”. A quelques exceptions près cependant comme en témoignent Charles de Gaulle et l’irruption hitlérienne ou Pierre Héring, un général anticonformiste avec Pétain et de Gaulle.
Egalement, ce livre possède également le grand mérite de rappeler que la culture stratégique se cultive sur le temps long. Cette réalité est bien utile à saisir pour maintenant, mais également dans la compréhension des arcanes historiques.
Si Moscou a su engranger des gains importants en déployant une stratégie indirecte jusqu’en 2021-2022, sa conduite restait délicate et dangereuse, en particulier chez des dirigeants dont la perception de l’environnement stratégique est autant biaisée, déconnectée et de la réalité et génératrice d’un esprite revanchard et belliqueux.
Dimitri MINIC, Pensée et culture stratégiques russes, du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, page 368.
Enfin, Dimitri MINIC, au travers de l’évolution de la pensée mais aussi de la psyché russes, fournit un angle d’analyse qui peut servir de modèle à beaucoup de décisions qui aboutissent à des drames humaines et nationaux comme le montrent les déclenchements des conflits mondiaux du XXème siècle et la montée aux extrêmes d’un certain nombre de régimes en Allemagne bien sûr, mais également en Russie/URSS, en Italie ou au Japon.
Bref, un ouvrage passionnant, original dans son approche, pointu mais rendu fort accessible et plaisant à lire. Le tout pour un tarif ultra compétitif compte tenu de la somme de travail demandée et du volume à lire étant entendu que le contenu possède une réelle pérennité qui permet de s’y référer pour pas mal d’année. Une référence sur l’approche et le contenu !
Voir aussi…
- Présentation de l’éditeur
- Recension sur le blog Des étagères et des livres
- Que pense l’armée russe de sa guerre en Ukraine ? Critiques, recommandations, adaptations (IFRI)
Sommaire



Caractéristiques
- ISBN : 9782735129157
- Nombre de pages : 632
- Langue : Français
- Reliure : souple, collée
- Dimensions : 15 x 23 cm
- Prix conseillé France à la date de parution : 29 € TTC
Historique de la page
- Dernière mise à jour : 24/09/2023
- Création : 08/05/2023