Au printemps 1944, la Wehrmacht adopte, faute de mieux, une posture volontairement défensive et attentiste. A l’inverse de l’opération Zitadelle sur Koursk en juillet 1943 puisque les rôles sont désormais inversés. A l’Ouest, les Allemands se retranchent derrière le Mur de l’Atlantique en attendant la débarquement allié dont tout semble laisser penser qu’il doit prochainement intervenir. En URSS, la pression continue de l’Armée rouge empêche de construire de réelles lignes de défense cohérentes même si des bribes apparaissent en certains endroits. La grande barrière naturelle que représente le Dniepr est déjà percée depuis l’automne 1943… Mais l’heure est bien à contenir l’adversaire en attendant un moment plus favorable en agissant en contre.
Traditionnellement, l’historiographie tend à n’étudier les fronts que de façon distincte alors que, depuis les préparatifs de l’opération Barbarossa, le Troisième Reich gère un mouvement de bascule permanent entre les différents théâtres d’opérations sur lesquels ses troupes sont engagées. La conduite de la guerre vue du côté allemand ne peut donc se permettre de séparer hermétiquement les différents théâtres d’opérations en Europe.
C’est ce que montre ainsi Benoît RONDEAU à travers une étude en trois articles dont les deux premiers paraissent dans les numéros 95 et 96 du magazine Batailles. A découvrir absolument !
Une prise de hauteur salutaire
Forcée d’adopter une posture défensive sur l’ensemble des fronts où elle se trouve engagée, l’armée allemande n’abandonne cependant pas l’espoir de rétablir une situation stratégique pourtant déjà bien compromise. Comme toujours depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, la solution repose sur l’emploi concentré de la Panzerwaffe qui concentre l’essentiel de la puissance de feu offensive.
A cet effet, Adolf HITLER et l’OKW imaginent la constitution de deux armées puissantes capables d’intervenir après que les adversaires aient dévoilé leurs intentions à défaut de pouvoir bénéficier de renseignements précis et fiables leur permettant d’anticiper les prochains coups des Soviétiques et des Alliés occidentaux. Mais entre vouloir et pouvoir, il existe une différence… Il n’empêche que cette stratégie et les moyens consacrés, même si loin de correspondre aux schémas initialement envisagés, ont un impact direct sur les combats qui vont se dérouler à l’Ouest et en URSS à partir de juin 1944. Ils expliquent également les divergences d’appréciation entre Erwin ROMMEL et les autres responsables allemands en charge des opérations à l’Ouest.
Toute la réflexion stratégique de Gerd von Rundstedt repose sur le postulat qu’il est illusoire d’imaginer empêcher l’ennemi d’établir une tête de pont. Les Alliés seront certes combattus en mer, sur les plages, dans la tête de pont par les forces en ligne, mais c’est la contre-attaque massive des réserves de panzers et d’infanterie qui les rejettera à la mer. […] Contrairement à l’OKW, Rommel ne raisonne pas en nombre de divisions, mais prend avant tout en compte leur mobilité et la valeur de leurs armes.
Benoît RONDEAU, Rommel, le renard du désert [Perrin, 2018]
De l’impossibilité de mettre en œuvre sa stratégie…
Cette vision stratégique aboutit à identifier certaines unités qui doivent être recomplétées et mises en position d’attente à disposition de l’OKW. Cela représente une première difficulté car l’industrie d’armement ne parvient pas à répondre à tous les besoins. En découlent ainsi des transferts de bataillons d’une division à une autre le temps de mettre sur pied ou de reconstituer les éléments organiques comme l’illustrent le cas des 130. Panzer-Lehr-Division ou de la 116. Panzer-Division. Bref, un mercato géant se met en place sur l’ensemble du continent.
Deuxième difficulté, l’Armée rouge développe en permanence une succession d’offensives tout au long du printemps et ce bien avant le déclenchement même de l’opération Bagration. La nécessité de parer au plus pressé entraine l’utilisation des quelques unités en réserve et l’impossibilité pour certaines autres de pouvoir être retirées du front comme prévu ou d’entrer au combat avant ce qui est initialement planifié comme le II. SS-Panzer-Korps avec la 9. SS-Panzer-Division et la 10. SS-Panzer-Division en Galicie dans le secteur de Tarnopol.
Dans la pratique, des réserves sont néanmoins constituées et elles vont peser lourd dans les succès défensifs allemands de l’été 1944 à défaut de pouvoir rétablir la situation ou éliminer les menaces comme initialement prévu. A défaut d’avoir pu constituer à temps ses deux armées de réserve pour contre-attaquer de façon décisive tant à l’Ouest qu’en URSS, la Wehrmacht se retrouve contrainte à devoir battre successivement ses adversaires l’un après l’autre.
Une vision renouvelée des dispositions allemandes à la veille du Débarquement en Normandie
A rebours d’une opinion couramment admise, le lecteur réalise que certaines des unités qui jouent un rôle essentiel en Normandie doivent plutôt intervenir en URSS après avoir achevé leur reconstitution (2. Panzer-Division, 1. SS-Panzer-Division, 2. SS-Panzer-Division et 12. SS-Panzer-Division) et être remplacées par les 9. Panzer-Division, 116. Panzer-Division, 10. Panzergrenadier-Division mais également par le 3. SS-Panzer-Division et 5. SS-Panzer-Division qui dans les faits ne pourront jamais être retirées du front oriental. Voilà de quoi pondérer certains jugements hâtifs sur le positionnement des divisions blindées allemandes à l’Ouest à la veille du 6 juin 1944 et comprendre un peu mieux certains arbitrages.
La France reste par ailleurs la zone d’entraînement et de remis en condition de nombre d’unités blindées. L’imposant complexe de Mailly-le-Camp est ainsi le cadre d’entraînement et de formation des bataillons de Panther. En juin 1944 dix bataillons (dont sept de divisions de panzers combattant sur le front de l’Est) y sont à l’entraînement.
Benoît RONDEAU, Invasion ! Le Débarquement vécu par les Allemands [Tallandier, 2014]
Le principe d’une armée de réserve pour rejeter les Alliés à la mer prolonge donc la réflexion de Gerd von RUNDSTEDT. Cela explique également les divergences entre les différents responsables et surtout les luttes d’influence pour imposer ses propres vues.
L’armée allemande se retrouve obligée d’engager le combat sans avoir finalisé ses dispositions stratégiques et achevé la préparation de ses réserves.
Dès lors, l’impossibilité d’éradiquer rapidement la tête de pont alliée en Normandie pèse donc lourd dans la poursuite de la guerre puisque les divisions blindées ne peuvent se reporter ensuite face à l’Armée rouge. Il en sera d’ailleurs de même dans les Ardennes quelques mois plus tard. L’échec allemand à percer les premières lignes américaines dans les premières quarante-huit heures de l’opération Wacht am Rhein / Herbstnebel enlève tout espoir à la Wehrmacht de se dégager de l’étau dans lequel l’enserrent les Alliés occidentaux et l’Armée rouge.
Le déclenchement de l’opération Overlord et les retards pris dans la mise en œuvre de ces décisions stratégiques chamboulent les plans imaginés cependant trop tardivement pour pouvoir être mis en œuvre à temps.
Conclusion
Ces deux articles apportent donc une vision renouvelée de la stratégie allemande en vue des batailles décisives qui s’annoncent à l’été 1944. Un complément idéal à ses précédents travaux.
Seul petit regret, les articles ne fournissent pas les références précises des documents consultés.