J’ai passé une vingtaine d’années comme journaliste professionnel à l’Agence France-Presse, avant de revenir à mes premières amours, celles de la recherche sous une forme pluridisciplinaire, en accord avec mes études de troisième cycle en droit et de doctorat d’Etat en sciences politiques. J’ai commencé par faire paraître « L’Etat clientéliste » (La Bruyère, 2000), une analyse des relations entre élus et électeurs d’après les papiers personnels de l’ancien ministre Jean Berthoin; puis dans la foulée, un livre collectif sur « La prise en charge du handicap mental dans le département de l’Isère » (Grenoble, 2001).
En publiant « Les Américains en Algérie », c’est le troisième ouvrage que je consacre à la période coloniale de ce pays. Auparavant, il y a eu « Oran la Joyeuse » (L’Harmattan, 2004), un essai sociohistorique sur ma ville natale où j’ai vécu enfant jusqu’en septembre 1962, et « Quand Franco réclamait Oran » (L’Harmattan, 2008), une étude sur le projet d’annexion franquiste de la cité en 1940-43. J’ai par ailleurs écrit, en collaboration avec des universitaires, l’ouvrage « Sables d’exil » (Mare Nostrum, 2009), portant sur l’exil nord-africain des réfugiés républicains espagnols.
Une certaine similitude existe, quant aux méthodes de travail utilisées, entre le journaliste et le chercheur en sciences sociales. C’est l’exigence de rigueur, l’ardente obligation de toujours justifier et vérifier ses assertions à l’aide de sources crédibles que constituent notamment les témoignages, les enquêtes de terrain et les documents dignes de foi. A l’image du journaliste dont la fiabilité de ses sources d’information conditionne la qualité de ses articles, le chercheur ne peut rien affirmer s’il n’a point à sa disposition de solides matériaux. Cette traque du fait avéré, cette chasse aux infos et aux archives inédites est restée ma principale motivation depuis mes études universitaires. Aussi n’ai-je éprouvé aucune difficulté à émigrer de l’univers des médias vers celui de la recherche historique et sociale.
Pourquoi étudier cet épisode de la Seconde Guerre mondiale ?
Comme témoin des dernières années de l’Algérie française, j’aurais pu restituer de près ce passé et la dramaturgie sanglante qui l’accompagna. Mais qu’aurais-je dévoilé qui ne fût déjà sur la place publique? Le thème de la guerre d’Algérie a été si largement visité, labouré et déchiffré depuis un demi-siècle que plus personne ne sait quoi ajouter d’original et que mon éventuelle contribution n’aurait pas enrichi le débat, elle n’aurait été que la énième livraison de souvenirs mélancoliques. Quantité de fonds ont été dépouillés; des archives sont désormais accessibles grâce à des dérogations et livrés à la curiosité des chercheurs; des thèses contradictoires sont échafaudées à partir de ce stock documentaire au point de nourrir une guerre des mémoires qui sont autant affectives qu’idéologiques. Cette déferlante mémorielle sur la guerre d’Algérie a un inconvénient: elle tend à occulter les années qui ont précédé l’événement et qui en préfigurent l’issue.
Or, voilà que lors de la préparation de mon ouvrage sur les convoitises franquistes à l‘égard de l‘Oranie, je constate que la plupart des archives nationales étrangères contiennent des masses de documents, traitant de moments-clés de l’histoire coloniale française, et qui ont été rarement exploitées ou, même très souvent, pas du tout. D’où l’idée de dépoussiérer les archives américaines et britanniques pour voir ce qu’elles pouvaient m’apprendre sur le débarquement allié de novembre 1942 et sur les développements politiques qui s’ensuivirent. J’y ai découvert une mine de renseignements qui, bien souvent, se démarquent de l’historiographie gaulliste, complètent ou infirment les archives nationales françaises déposées aux sites de La Courneuve et d‘Aix-en-Provence.
Quelles furent les raisons et l’importance de la présence américaine en Algérie ?
Les Anglais avaient tenté, après ce qu’une certaine propagande alliée appela pudiquement « l’incident de Mers-el-Kébir » de juillet 1940, de prendre pied militairement en Afrique de l’Ouest, grâce à la collaboration d’un petit groupe de Français libres de Londres. Le projet capota devant Dakar en septembre 1940. L’entrée en guerre des Etats-Unis en décembre 1941 permit au Premier ministre Churchill de s’entendre avec le président Roosevelt pour un débarquement sur les côtes nord-africaines. Ce fut l’Opération Torch qui eut lieu sous le commandement du général Eisenhower. L’entreprise n’eut pas la réussite escomptée. Elle prévoyait que l’Afrique française du Nord se joindrait d’emblée à l’effort de guerre anglo-américain et que l’Afrikakorps de Rommel, prise en tenaille en Lybie, serait forcée de capituler.
Mais la défection de la Tunisie, aux mains des dirigeants vichyssois, doucha l’enthousiasme initial et contraignit les Alliés à une campagne de six mois extrêmement pénible et meurtrière, à travers les plateaux de la Dorsale tunisienne, contre les troupes de l’Axe. Entretemps, les Américains avaient fait de l’Algérie leur principale base arrière, obtenant la concession d’une demi-douzaine de ports où une noria ininterrompue de navires de guerre et de liberty-ships débarquèrent environ un million de soldats ainsi que des tonnes de matériel du dernier cri (armement lourd, engins de travaux publics, structures sanitaires) qui façonnèrent l’imaginaire des autochtones, subjugués qu’ils furent par le déploiement d’une telle puissance militaro-industrielle comparée à la pauvreté des moyens de leur tuteur français.
Quelle fut l’ingérence dans les affaires locales ?
L’équivoque caractérisa la politique américaine. Le gouvernement des Etats-Unis fut constamment balloté entre une démarche opportuniste et une intransigeance moralisatrice. Plus soucieux d’efficacité que d’éthique, Eisenhower avait négocié, dès le débarquement, un accord de bon voisinage avec les dirigeants vichyssois qui tenaient les rênes de l’Afrique du Nord. Mieux valait les avoir avec soi tandis que s’ébauchait la longue campagne tunisienne. Sous la pression réprobatrice de son opinion publique, Roosevelt avait cherché à réduire l’impact de cet engagement qu’il qualifia, dans une déclaration solennelle, d’expédient temporaire nécessité par les circonstances.
En fait, lors de la préparation de l’Opération Torch, on avait déjà planifié le remplacement, dans chaque département, des administrateurs locaux par des officiers américains dont certains ne parlaient pas le français et encore moins l‘arabe. Si face aux chamailleries franco-françaises entre de Gaulle et Giraud, Roosevelt osa dire que l’Algérie était sous occupation militaire, ses représentants sur place laissèrent la bride aux notables que Vichy avait nommés ou maintenus en fonction. Le changement s’opéra néanmoins, de manière progressive, sous l’impulsion des agences américaines de contre-espionnage et de la guerre psychologique qui, jouissant d’une grande liberté d’action à l’égard du QG allié, travaillèrent au renouvellement des élites et des mentalités, à l’abrogation des textes racistes et discriminatoires, au soutien des thèses purificatrices des partisans gaullistes. C’est sous cette forme sournoise que se dessina l’ingérence dans les affaires intérieures de la France coloniale.
Mais en haut lieu on pratiqua une autre variante du droit d’ingérence, qui fut employé non à des fins épuratoires, mais pour répondre à des impératifs de stratégie militaire et de sécurité des troupes alliées. Eisenhower et le conseiller spécial Murphy freinèrent autant que possible les tentatives tempétueuses de de Gaulle en vue de s’approprier le leadership français sur l’Afrique du Nord, de peur qu’il ne mît en péril les lignes d’approvisionnement entre l‘arrière et le front. Ainsi intervinrent-ils dans le fonctionnement du Comité national de libération nationale (CFLN) créé le 3 juin 1943, afin de lui rappeler ses limites. Cet organe était rabaissé au rang de pseudo-autorité. Il n’avait pas voix au chapitre dans le concert international. Roosevelt lui refusa longtemps de le reconnaître comme un gouvernement représentatif de la France, même lorsque début juin 1944 le gouvernement provisoire de la République française se substitua au Comité national. Il ne le fera officiellement que cinq mois plus tard, le 23 octobre. L’acte de reconnaissance impliquait le transfert aux responsables français de l’administration des zones métropolitaines libérées dont la charge incombait jusqu’alors au commandement suprême allié.
Quelle fut l’attitude de de Gaulle face à l’omniprésence américaine ?
En arrivant à Alger le 30 mai 1943, le général de Gaulle ne disposait que d’une marge de manœuvre étroite pour infléchir un cours de l’histoire qui le prédestinait au rôle de simple figurant. Roosevelt le détestait, le courant ne passa au demeurant jamais entre les deux hommes. Churchill aussi avait fini par mépriser le personnage à cause de son ingratitude. Dans la grande fresque gaullienne, le séjour algérois de de Gaulle revêtit des allures triomphales, se traduisant par la restauration des normes républicaines et l’élimination des tenants du régime de Vichy. La réalité fut différente, rien qui ne ressemblât à une épopée. Ce fut plutôt le temps des humiliations, où il fallut passer sous les fourches caudines de Washington afin de survivre politiquement.De Gaulle n’avait pas toutes les cartes en main lorsque fut installé le Comité français de libération nationale (CFLN) dont il partageait la présidence avec le général Giraud. Hormis la petite cohorte de ses supporters qui entretenaient le culte du chef, il était isolé au sein d’une société coloniale, assez conservatrice, qui lui témoigna majoritairement son hostilité. L’Armée d’Afrique, dont les cadres restaient maréchalistes, ne lui était nullement acquise. Giraud en était le commandant en chef. Les Américains l’avaient investi dans ses fonctions juste avant leur débarquement. Roosevelt ne voulait absolument pas que de Gaulle eût quelque prise sur le haut commandement français. Ça le choquait de le voir exiger d’entrée de jeu la totalité des pouvoirs sur le seul fondement qu’il était d’une certaine manière le Messie que la France attendait. Il le soupçonnait d’être un dictateur capricieux aux méthodes fascisantes. En décembre 1943, il bondit de rage en apprenant que des amis loyaux de l’Amérique (notamment le gouverneur Boisson) avaient été arrêtés sur ordre de de Gaulle au motif qu’ils avaient servi le régime de Vichy.
La radicalisation de la politique nord-africaine de Washington donna une sorte de légitimité aux nombreux projets subversifs qui germèrent dans l’esprit des officiers antigaullistes. Avec l’aval tacite des Américains, l’état-major giraudiste s’interrogeait périodiquement sur le meilleur moyen d’écarter l’intrus: faut-il faire un putsch ou recourir à des méthodes plus expéditives comme l’assassinat ? Il attendit vainement le feu vert de son chef. Celui-ci, trop légaliste, temporisa. Que lui importait le pouvoir absolu? Il se satisfaisait de sa belle carrière militaire et des lauriers que lui tressaient sans partage Eisenhower et le QG allié. Mais les subordonnés s’impatientaient, ils rêvaient d’en découdre une fois pour toutes avec de Gaulle. La garnison d’Oran était même sur le point de se soulever en avril 1944 quand fut connue l’éviction de Giraud de son poste de commandant en chef.
Malgré tous ces avatars, comment expliquer alors que de Gaulle se soit en définitive imposé à la tête du gouvernement d’Alger? L’évolution de la situation militaire détermina des changements d’attitude. A mesure que le centre d’intérêt de la guerre en Méditerranée se déplaçait du continent africain vers la péninsule italienne, les incartades gaullistes étaient jugées de moins en moins méchamment par Washington. On laissa tomber Giraud, non point par lassitude, mais parce qu’il avait cessé d’être d’une quelconque utilité politique. Les Américains firent gaillardement de lui ce qu’ils projetaient de faire de l’amiral Darlan en novembre 1942: le presser comme un citron avant de s’en débarrasser. Au printemps 1944, de Gaulle ne représentait plus une menace sérieuse pour la machine de guerre alliée. On pouvait desserrer l’étau, ne plus chercher à interférer systématiquement dans les affaires intérieures françaises, d‘autant plus que de Gaulle s’était engagé à rétablir le processus électoral pour valider son autorité, une condition qui apparaissait primordiale aux yeux des Américains.
Quel fut le soutien aux thèses des nationalistes algériens ?
Une philosophie libérale et anticoloniale imprègne l’histoire de la démocratie américaine. Washington tenta de l’appliquer à l’Afrique du Nord. A l’heure du débarquement allié, il ne fut pourtant question que de libérer les populations du joug de l’ennemi. Mais par un glissement de sens savamment organisé, l’effet pervers de la formule se dévoila, le terme « ennemi » pouvait en effet servir à désigner également le tuteur français.
Les agents du bureau de l’action psychologique (le fameux Psychological Warfare Branch, PWB) se chargèrent de cultiver la confusion, à la faveur des contacts qu’ils nouèrent sur le terrain avec les nationalistes musulmans et qu’ils répercutèrent dans leurs rapports à la hiérarchie alliée. L’incitation au désordre était évidente. Les activités déstabilisatrices menées dans l’ombre agacèrent d’autant plus la puissance coloniale qu’elle fut aux prises en 1943 dans le Constantinois avec des révoltes indigènes, des manifestations, du brigandage et des actes d’insoumission. De là à penser qu’il y avait un lien de causalité avec la propagande du PWB, le pas fut vite franchi côté français dont certains fonctionnaires allèrent jusqu’à sanctionner les Arabes surpris à se montrer courtois envers les Américains. Le discours rooseveltien sur l’émancipation des peuples colonisés, à mesure qu’il se gonflait d’espérance et d‘illusion, annonçait assurément le crépuscule de l’Empire français.
Est-ce à dire que sans la présence américaine, il n’y aurait pas eu de guerre d’Algérie?
Même dans cette hypothèse, le recours à la violence se serait produit. Le ferment de la sédition s’était enraciné dans la conscience collective de la communauté arabe. La propagande allemande, que plusieurs radios à travers l’Europe diffusèrent en arabe et en français de 1940 à 1944, avait déjà fortement influencé les comportements. Elle promettait la liberté aux peuples de la région en cas de victoire de l’Axe. Les Américains poursuivirent sur le même registre, mettant hypocritement en avant des convergences factices entre la doctrine des Etats-Unis et les revendications des nationalistes. Eux aussi assurèrent aux autochtones que plus rien ne serait comme avant.
Comment s’est déroulé le retrait des Américains ?
Les Américains amorcèrent leur désengagement de l’Algérie dès le début de 1944 lorsque l’Afrique du Nord perdit de sa valeur stratégique comme base arrière du dispositif allié. Le général Eisenhower installa son QG à Londres afin de préparer l’ouverture du front occidental. Au bout d’un an de fonctionnement, les hôpitaux de campagne, que les Américains avaient disséminés en Oranie déménagèrent vers l’Italie, au grand regret des populations du coin qui en tiraient de précieux bénéfices, notamment celle de la station thermale de Bou-Hanifia où les installations sanitaires (ultramodernes pour l’époque) approchaient les 4000 lits. Les services d’intendance alliés, les officines de contre-espionnage et de propagande, se replièrent en même temps que l’appareil politico-administratif français, bureaux ministériels et membres de l’Assemblée consultative, qui massivement déserta Alger en septembre 1944.
Le renoncement de Washington à solliciter la conservation de quelques bases navales rendit vraiment effectif le retrait américain. La place d’Oran et sa rade de Mers-el-Kébir furent remises aux autorités françaises en février 1945. Des équipements furent laissés sur place, mais cédés à la France moyennant une compensation financière. Les Américains lui abandonnaient en outre une espèce de cadeau empoisonné: le règlement du « problème algérien » qui n’interviendra qu’en 1962.
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Merci à Alfred SALINAS d’avoir développer les réponses à ces questions.
Son ouvrage est un exemple de ce qu’il reste à découvrir autour de la Seconde Guerre mondiale en dehors des sentiers habituellement battus.
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